02 mai 2011

« Il a coulé de l'eau sous les ponts depuis »


Bien qu'ayant vu le jour à Madrid — le 19 août 1902 — et grandi à Málaga, Luis Fuentes Bejarano1 était sévillan. À l'occasion de sa disparition le 25 avril 1999, la revue Tendido (numéro de mai 1999) publia en forme d'hommage, sous le titre « Mort d'une époque », le savoureux entretien qu'il avait accordé à José Manuel Carril — en janvier 1993 sur le sable de la Maestranza. Morceaux choisis.

[À propos de la mise à mort.] La malchance ne peut-elle jouer ?
Au moment de tuer, très peu. Quand j'entends dire qu'un torero n'a pas eu de chance à la mise à mort, je demande : « Qu'est-il arrivé, son épée s'est cassée ? » On peut parler de chance, bonne ou mauvaise, selon les toros que l'on a tiré au sort. Mais, au moment de tuer, la chance, chacun se la fabrique.

Mais parfois, quand même...
Bon, parfois, oui... mais le problème est que ce « parfois » les toreros le transforment en « souvent ». C'est une peine qu'ils ne se décident pas à apprendre ce qui devrait être la règle d'or du toreo. [...] Il y a autre chose qui me fait beaucoup de peine, c'est de voir les toreros d'aujourd'hui réaliser les faenas de muleta avec l'épée de bois. Mais où allons-nous ? Est-ce que les jeunes d'aujourd'hui ne sont pas capables de manier l'épée d'acier, ou est-ce qu'ils se présentent tous blessés2 ? L'une des quatre épées que j'ai conservées — celle dont je me servais habituellement, je l'ai offerte au musée taurin de la Maestranza — pesait 600 grammes, fourreau compris. Un million de billets neufs pèse un kilo. Et y a beaucoup de toreros qui encaissent plusieurs « kilos » par tarde qui ne peuvent pas soulever 600 grammes d'acier et ont recours à l'épée factice. Et ceci s'est tellement généralisé que ce qui était autrefois une exception est devenu la norme. Je ne le comprends pas. D'autant que bien souvent, sinon presque toujours, quand le toro demande la mort, le matador perd un temps précieux dans l'aller-retour pour changer l'épée. La vérité du toreo est dans l'épée, les triomphes aussi, et je crois que l'épée doit toujours être celle « de vérité ».

Dites-moi, allez-vous encore aux arènes ?
Non, plus maintenant. J'ai cessé d'y aller il y a cinq ans3 à cause d'une novillada de mon grand ami Javier Moreno de la Cova. Sa ganadería est de pur sang Saltillo et se sont de vrais toros. Cette tarde, ils furent difficiles, avec du danger, et ont fait tourner en bourrique les toreros. Le résultat est que, depuis, on ne lui a plus jamais acheté le moindre bout de corne. Alors j'ai abandonné parce qu'il est inadmissible, puisque le toro est la vérité première de la Fiesta, de boycotter un ganadero dont l'unique péché est d'élever de vrais toros. C'est ainsi que je ne suis plus retourné voir une corrida.

Même pas à la télévision ?
À la télévision, si, de temps en temps, mais toujours sans le son. Je sais que les commentaires doivent se justifier et, comme disent certains, enseigner à ceux qui ne savent pas ; mais trop souvent ils passent les bornes et, à la longue, personne ne peut résister à ça.

Pensez-vous que la retransmission de corridas à la télévision soit bénéfique pour la Fiesta ?
[...] Je ne me lasserai jamais de répéter que la vérité de la Fiesta c'est le toro, que plus il est sauvage, mieux c'est. Et que si ce qui se passe entre le toro et le torero — même entre un becerro et un becerrista — ne transmet pas la peur sur les tendidos, tout ça n'a plus aucune importance et ne sert à rien. Cette peur, cette sensation du danger qui te serre le cœur sur les tendidos, jamais la télévision ne peut les procurer. C'est vrai qu'une pierre transmet encore moins...

Est-ce que l'on toréait mieux ou plus mal autrefois qu'aujourd'hui ?
Autrefois, on toréait mieux les toros d'autrefois ; aujourd'hui, on torée mieux les toros d'aujourd'hui. Pour pouvoir répondre en toute connaissance de cause, il faudrait voir les toreros d'hier toréer les toros d'aujourd'hui, et les toreros d'aujourd'hui toréer les toros d'hier. La seule chose que je peux dire, c'est que le toro d'autrefois était plus « toro » que celui d'aujourd'hui.

Savez-vous que vous êtes le doyen des matadors ?
Oui, je crois que c'est moi.

Et savez-vous que vous êtes le seul survivant des huit toreros du cartel d'inauguration des arènes de Las Ventas4 ?
Oui, je le sais aussi. Il a coulé de l'eau sous les ponts depuis.

1 De son vrai nom Luis Moragas Fuertes.
2 Le règlement taurin obligeait autrefois le torero à présenter un certificat médical pour pouvoir utiliser l'épée de bois. Actuellement [1999], deux toreros respectent la tradition et utilisent l'épée de mort dans la muleta : Tomás Campuzano et Juan Mora. (Note Tendido.)
3 En 1988, donc, à l'âge de 86 ans. (Note Campos y Ruedos.)
4 Le 17 juin 1931. (id.)

Images La première carte postale (Eugène Pacault, éditeur-photographe à Biarritz, non datée) est issue de ma petite collection & la seconde d'une banale recherche via l'onglet « Images » de Google Chrome.