15 août 2013

La faute de goût


Séville, Real Maestranza de Caballería. 18 avril 2004. Toros de La Dehesilla pour Rivera Ordóñez, Juan Diego et El Fandi.

Il y a des jours où l’on se demande pourquoi l’on va aux arènes ; il paraît même que le sujet est d’une inspiration telle qu’il suscite des livres… Ce jour-là, moi, je savais très bien pourquoi j’allais aux arènes. J’allais voir Jua’nm’a.

Jua’nm’a alliait à la fois le meilleur et le pire de l’afición sévillane. Au-delà des connaissances taurines, il y avait le personnage et, par-dessus tout, la culture du bon goût. Si bien que la plus mauvaise des corridas pouvait se transformer en délice, le temps qu’une poignée de mots amputés de consonnes s’échappe de sa bouche.

Jua’nm’a n’était pas un bavard, quelques mots lui suffisait pour tout dire. Parfois, même, il commençait une phrase lors de la corrida du lundi pour la terminer au cours de celle du mardi. Il s’empressait alors de défier du regard le tendido pour repérer ceux qui n’avaient pas saisi. Pour eux, la sentence était sans appel : un an de déni. Peut-être leur reparlera-t-il l’année prochaine… Si Dios quiere. Jua’nm’a était le « jefe del tendido », et j’étais à côté de lui. Aux alentours, on me plaignait autant que l’on m’enviait, car il y avait une seule place à côté du Jua’nm’a. Non, ce n’était pas un cadeau d’être à côté de lui, mais, moi, je me régalais ; j’étais en compagnie du Guerrita des temps modernes.

Ce jour-là, lorsque le troisième toro sortit en piste, Jua’nm’a attendait El Fandi. Il savait que je ne le portais pas dans mon cœur, mais parce qu’il était andalou il fallait attendre. Lorsque le Granadino prit les palos, la musique se mit à jouer Nerva. Jua’nm’a esquissa un discret sourire. La première paire le fit bouillir, la deuxième se lever, et le tendido avec. Mais, à la troisième, le toro fut difficile à placer. Cela ne constituait pas un problème, puisque le trompettiste était dans son solo et les Sévillans proches de l’extase. El Fandi s’élança et cloua la paire. Le public applaudit et recouvrit la fin du solo, amputant ainsi le fameux « Olé ! » de clôture. Jua’nm’a faisait la moue ; il me jeta un regard noir et lança : « Quelle faute de goût ! » Pour Jua’nm’a et son tendido, c’en était fini du Fandi, qui n’était plus un torero andalou, mais un torero de Grenade, de par là-bas dans les montagnes.

Une des nombreuses choses que m’a apprise Jua’nm’a est la perception du temple1, au sens large du terme, c’est-à-dire la situation des actions dans l’espace temporel. L’action a un sens, mais sa situation dans le temps, dans un environnement, lui confère également une signification, qui est tout aussi importante. Séville entretient des rapports bien particuliers avec le temps ; et savoir prendre ou ne pas prendre le temps est tout un art. La patience n’a rien d’un acquis binaire pour l’homme, mais représente une qualité qui va et vient selon les instants de la vie, selon que l’on soit en voiture ou aux arènes. Son à-propos se révèle indispensable aux arts vivants, et fait toute la différence entre le bon et le mauvais goût.


Vic-Fezensac. 9 aôut 2013. Novillos de Valdellán pour Manuel Dias Gomes, Rafael Cerro et César Valencia.

La nuit est maintenant tombée, le dernier novillo de Valdellán vient de mourir et César Valencia entame une vuelta al ruedo. Aux trois quarts du rond, César, le callejón et le public forcent le temps pour associer le mayoral au tour de piste. Du coup, le tour de piste n’en est plus un, et il a fallu recommencer. Pendant ce temps, les toreros sortent des arènes et les applaudissements pour le mayoral se mêlent aux sifflets adressés aux toreros — la boiterie du mayoral renforçant encore l’impression de pagaille.

C’est alors que je me mis à penser à Jua’nm’a. Cette faute de goût l’aurait mis hors de lui, certainement. Pourtant, cette vuelta était des plus méritée, récompensant un excellent lot de novillos. Mais on n’avait pas envie d’y inviter les novilleros.

Le bon goût aurait voulu qu’on laissât le novillero terminer sa vuelta, puis qu’on laissât les novilleros sortir, et, enfin, qu’on fêtât le mayoral, et seulement lui. Oui, c’est comme ça que cela aurait dû se passer : donner de son temps pour choisir le moment juste afin que l’ovation trouve toute sa résonance, que la fête du triomphe atteigne son point culminant. Ce qui n’aurait été que justice, tant les novillos de cette soirée, et seulement eux, furent bons.

Par les temps qui courent, il est rare de voir des toros ou des novillos avec du poder au cheval. Cela arrive parfois, mais sur une pique ou deux. Il est également rare de voir du bétail avec du moteur et qui le conserve jusqu’à la mort. Lorsque l’on peut apprécier l’une ou l’autre de ces qualités rares, on sort généralement satisfait des arènes. Vendredi soir, nous eûmes la chance de voir ces deux qualités fondamentales se conjuguer.

Il y eut de la puissance et de belles poussées franches, la tête dans le peto, la bête forçant sur ses reins et faisant reculer le groupe équestre jusqu’aux planches. Le scénario se répéta dans une majorité des rencontres, allant de deux à quatre par exemplaire. Et le châtiment fut loin d’être excessif ; deux novillos auraient mérité une pique supplémentaire. Le Santa Coloma de ligne Ibarra est brave au cheval, mais gratte généralement le sable avant de s’élancer tardivement au cheval. Ce soir-là, les Valdellán contredirent la littérature, le cinquième se permettant même d’être allègre et pronto.

Par la suite, les novillos gardèrent toute leur mobilité grâce à un moteur attisé par la caste. La caste santacolomeña du meilleur aloi, celle qui fait parler la poudre, fait monter l’émotion et honore le travail des hommes qui osent la contrer. Bouche fermée, d’une grande fijeza, ils allaient et venaient au moindre site. Tous imposèrent une forte présence en piste et une personnalité toutes particulières. Les seuls regrets de la soirée iront aux novilleros, auxquels on reprochera surtout de ne pas nous avoir permis d’apprécier plus encore les qualités de charge d’excellents novillos.

Aucune vuelta al ruedo ne vint couronner le lot, et je ratifie cette décision du palco. Pourtant, il y eut des novillos de vuelta — un, deux et peut-être même trois —, mais le manque de métier et/ou d’intelligence des novilleros ne permit pas de le démontrer. Peu importe car, une fois n’est pas coutume, les vertus (évidentes) du lot firent l’unanimité auprès des aficionados.

Si le sixième baissa d’un ton, c’est davantage en raison du haut niveau du lot que de ses qualités propres, bien au-dessus de la moyenne des autres courses. Resteront dans la rétine des moments rares. Outre les poussées rudes et sérieuses au cheval, on se remémorera la grande noblesse « encastée » du premier ; la classe et les ardeurs du deuxième, très typé Graciliano ; la force brute du troisième ; l’excellente charge, lourde et longue sur les deux cornes, du quatrième ; l’alegría et la promptitude du cinquième, typé Coquilla, qui allait de partout — dommage de ne pas l’avoir positionné au toril pour la troisième pique.

Si Jua’nm’a avait été là, il aurait lancé, à la mort du dernier novillo : « Si señor, también hay toros bravos en León. »

1 Le temple est un terme tauromachique, mais sa signification, universelle, s’applique à tous les instants de la vie.


Photographie Lionel Thuriès